On était cinq, à la fac. Celui que je pensais etre le plus ambitieux voulait etre docteur, à tout prix, absolument, sans quoi, la vie ne valait plus rien. Il est parti tout de suite, après la fac, a bossé comme un fou sur l'anglais, puis bossé comme le meme fou sur sa thèse, puis est entré dans une société, à l'autre bout de l'Amérique, et bosse encore et toujours et bossera. Je ne sais pas exactement ce qu'il veut. Comme il me décrivait une fois avec précision tous les échelons qui existent entre un chercheur et le directeur des recherches, le grand chef des recherches , le directeur général des recherches ou qqchose d'avoisinant, je suppose qu'il veut en arriver là.

Le second, très ambitieux aussi, fonctionne différemment. Je ne sais pas exactement s'il se limite à notre vieux cercle d'amis, ou s'il regarde au delà aussi, mais son moteur à lui, c'est la comparaison. Si untel est docteur, il doit etre docteur. Ce qui fait qu'il est thésard, aujourd'hui, trois ans après la fin de ma thèse, et quatre ans après celle du copain du dessus. Et il n'aime pas trop la recherche.

Je me classais troisième, en ambition. Et très modéré. Ce n'est pas à cause d'une question de statut que je suis devenu thésard un beau jour, c'est parce que je me sentais incapable de mener un projet, et que je pensais en savoir trop peu. Je me figurais qu'en voulant obtenir un doctorat, j'en apprendrai plus. Ce qui n'est pas faux, mais qui n'a pas très bien fonctionné, parce que j'ai cessé d'étudier sérieusement et profondément juste après le lycée. Enfin bref. J'ai aussi un peu du second copain, mais dans le genre complexé. Je ne veux pas etre moins, mais je ne ressent aucun intéret à etre plus. Et si je n'aimais pas la recherche, je n'aurais pas pu finir. Ni commencer, d'ailleurs.

Ah, le quatrième et le cinquième, je les pensais dépourvus d'ambition. Pas un atome, me disais-je. Et je les enviais, parfois. Vie simple. Gens simples. Choses de la vie de tous les jours. Aucune espèce d'angoisse relative aux idées de révolution scientifique, d'éthique, de reve de découverte...Mais je me dis, depuis quelque temps, que je me trompais, qu'il y a une ombre d'ambition dans l'un deux, au moins.

J'ai connu une époque où je me figurais que l'on changerait le monde quand on serait grand. On, enfin, surtout moi, et des amis, sans doute, puisqu'à treize ans, on se voit toujours avec des amis. C'était très flou. Mais c'était sérieux. Plus tard, c'était plus limité, c'était un bout de la science que je voulais révolutionner. A vingt ans, je ne songeais plus à rien dans ce genre. Finir la fac, surtout. Aujourd'hui, je pense que quelque part, je reve d'une découverte. Petite, soit, mais découverte. Dans dix ans, je suppose que je m'estimerai heureux si j'arrive à avancer d'un pas dans ce que je fait maintenant.

Alors, le fait qu'on se soit dit, un jour, à treize ans ou à vingt ans, "je serai président de la république", qu'on ait mis cela comme but, devant soi,qu'on ait tout fait, pendant trente ou quarante ans, pour y arriver, eh bien cela , disons, m'épate furieusement. Il faut une grande ambition, et une très grande clarté d'esprit pour avoir un but si précis et de ce genre.
Comme quoi, je n'ai jamais voulu etre président de la république. Le plus près de cela, je crois, pour moi, a été de vouloir etre d'Artagnan. Parce qu'il disait, Alexandre Dumas, qu'ils avaient remué tout un royaume, sans avoir eu d'appuis, de fortune et d'autres ingrédients normalement nécessaire à cela. Qu'ils y étaient arrivé, par la force de leur volonté et à cause de leur amitié. Enfin, quelque chose dans ce genre. Et que la force motrice, dans cela avait été d'Artagnan.
Et quelque part, je crois que je voudrais toujours etre un jour d'Artagnan.